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Ecrits divers.

Charles est au café ...

Charles est au café, assis à la même table que Julliard, Daumier, Poulet ou Maxime Du Camp. Le soir qui tombe, « le bois retentissant sur le pavé des cours », « la nuit qui s’épaissit ainsi qu’une cloison », l’«ébauche lente à venir » de « quelque Juive qui passe », lui font un second manteau, qui lui permet de s’attarder en bavardages, l’incitent même à rêver tout haut.

Comme il doit être doux, le moment présent, que l’on soit à Moka ou à Valparaiso, Canton ou Pondichéry ! Soudain, Charles se lève : « Restons-en là ! Je vais te dire, Julliard, quelle stupidité que ces rêves de voyage ! »

Quelques heures plus tard, sur la feuille qui fut blanche, Baudelaire avait déjà écrit : « Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! » Le vrai voyageur ne part pas pour fuir son destin. Semblables donc, voyageurs et poètes sont « ceux-là dont les désirs ont la forme des nues », ceux-là qui rêvent de […] voluptés inconnues […] dont l’esprit humain » ignore encore le nom. Mais que l’on parte ou que l’on reste, on ne saurait « tromper l’ennemi vigilant et funeste, le Temps.»

Charles a des opinions ; il a même des pensées, et ne manque pas d’idées. Baudelaire, lui, écrit ; il écrit la poésie que son état lui dicte. Ce qui, cette nuit, lui pèse, comme tant d’autres nuits, c’est sa condition d’homme vécue comme une aliénation ; or ce n’est que par une contre-aliénation des plus fallacieuses que l’on croit s’évader d’une telle prison. Ce qui lui pèse, c’est le triste savoir qu’apporte le voyage  à ceux qui rêvent d’en découdre avec leur condition.

Il nous dit d’abord « à quoi bon se désaliéner de la prison d’espace quand nous n’échapperons pas à la geôle du temps ? Quel bonheur était le nôtre quand, enfants, nous trouvions notre échappée par la magie rêveuse des atlas. Le poète chante ce regret d’avoir perdu, en ce siècle éminemment positiviste, le droit de s’évader sur les cartes aux contours fabuleux et aux toponymes fantasques. Il pose donc en premier « l’enfant amoureux de cartes et d’estampes » : « Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes ! » Il énumère la confrérie de ceux pour qui partir n’est pas de l’ordre de l’illusion : enfants, « inventeurs d’Amérique », « étonnants voyageurs », voyageurs vrais, « hardis amants de la Démence », Juif errant, apôtres, poètes (sans le dire), quêteurs d’inconnu, quêteurs de Nouveau.

Remercions le poète de défendre ainsi le droit à l’illusion, quand la rationalité n’apporte qu’un « amer  savoir ».

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Charles dit son désir d’être ailleurs, mais la plume de Baudelaire trace sa nostalgie d’un âge où l’on pouvait croire échapper à l’emprise du Temps. Mais la plume de Baudelaire laisse à vif deux béances :

-- si mon existence ici ne me convient pas, et s’il est vain d’espérer trouver ailleurs une alternative à la finitude, pourquoi ne pas chercher ici les « illusions utiles » qui panseraient les plaies citées : après tout, l’amour vrai, la foi sincère, le sacrifice de soi pour soulager les maux d’autrui, la rencontre répétée et interminable du Beau, cela ne vaut-il pas mieux que le voyage ou la mort ?

-- si, d’autre part, Charles a trop rêvé de voyages physiques, Baudelaire rend compte des voyages de l’âme ; il n’y a guère de sensation ou de sensualité dans ce qu’il en dit – encore se limite-t-on au visuel …

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Platon se tourne vers le mythe,la science se tourne vers la philosophie, l’éthique vers la fiction, l’esprit humain semble toujours recourir à ce type de régression lorsqu’il est en quête de sens.  Les « interdits de penser » ne sont-ils pas en passe de figer, ou geler, tout re-sourcement ?