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Lire l'espace

Le 2012-06-24

J'aimerais dire quelques mots d’une nouvelle de Claude Cavallero intitulée « Wapakoneta » (Naissance de Mirella, Paris, Editions Complicités, 2011, pp. 131-142). Ce toponyme aux étranges sonorités est, dans l’Ohio, le lieu de naissance de Neil Armstrong, et la visite du petit musée qui lui est consacré sert de point d’ancrage à la nouvelle. A la fin de la lecture on reste sur un curieux sentiment, presque un malaise : on s’étonne qu’en fait d’évocation du premier homme à avoir marché sur la lune, on n’a pas quitté les vitrines, les coffrets, les pièces minuscules ! Certes, dans l’immensité des cieux les plus inaccessibles, le monde sublunaire semble, dit-on, bien attachant, attendrissant paraît-il, mais d’une ridicule petitesse ! On aurait pourtant pensé que quelque chose de l’immense serait perceptible dans ce musée familial.

Cavallero est un spécialise reconnu de J.M.G. Le Clézio, et son écriture en retient une attention aux leçons du voyage et, plus généralement, la remise en question des principes de la vision occidentale (mercantilisme, volonté de domination, dénonciation des déplacements de population, manifeste ici dans le titre qui est, de tout l’espace de la nouvelle, la seule trace amérindienne). « Wapakoneta », qui pourrait se lire comme simple compte-rendu d’une visite touristique, est typique de ce questionnement doucereux, insinuant, qui ne vient pas vous déranger mais vous amène à méditer sur votre place dans le monde, et la place du monde dans l’univers.

 Dans la présentation du lieu, l’auteur appelle le lecteur à faire preuve d’une certaine lucidité : « il s’agit d’un musée commémoratif, non d’un espace d’attraction  ludique. L’histoire de la conquête spatiale [est liée à] la guerre froide [… :] la maîtrise de l’espace métonyme de la maîtrise géostratégique et politique de la planète, voilà qui jette un voile sur un amour pur de la science. » (p. 135) Le récit est traversé par l’ombre d’un « petit reporter hyperactif » dessiné par Hergé, et lui aussi partagé entre « une confiance sans faille envers les progrès de la technique » (p.136) et la nécessité, inhérente à son statut de héros, de vaincre sans cesse. Mais les victoires peuvent, en s’ajoutant les unes aux autres, enrayer la mécanique de la croyance et se transformer en défaites – en un sens non-objectif, bien sûr. C’est un point auquel la nouvelle fait discrètement allusion à propos du grand’père qui ne veut pas croire à la réalité de l’événement : en 1914, « la gigantesque antenne-harpe » (p. 139) de Galetti n’avait pas suffi à faire passer les ondes-radio d’Europe en Amérique du Nord, donc de la terre à « la lune, c’était beaucoup trop loin… » (ibid.)  Science et technique doivent donc se heurter à deux écueils : l’impureté de tout commerce avec les nouveaux hégémons, et l’incrédulité générée par les succès.

Le jeu sur les deux infinis se lit dès la première phrase de la nouvelle ; « l’agglomération » est décrite comme « un point insignifiant […], comme un oubli du monde » (p. 133), ou plus tard : « ce bout du monde insoupçonné » (p. 141). L’énorme fusée Saturn V, haute de 363 pieds (110,6 m), est ici une simple « maquette [qui] nous ramène subrepticement aux aventures de Tintin » (p. 136) tandis que la capsule Gemini VIII prend place parmi les créatures des ordres inférieurs : « un géant insecte métallique » (p. 136).[1] Le matériel de l’expédition se rétrécit jusqu’à tenir dans « l’écrin mauve » de quelques « vitrines à tiroir » (p. 137) Armstrong lui-même se présente comme une effigie « sur un timbre-poste » (ibid.)

En revanche, l’image du célèbre 21 juillet 1969 « se fond aux vapeurs d’un été sans limites » (p. 136). Elle est même « une journée en prise avec l’éternité de la plus grande odyssée humaine » (p. 141). Ce jour-là, le narrateur se souvient qu’il avait couru « dans les herbes hautes de la colline en quête de quelque trésor […] enfoui dans un décor irréel » (p. 138) et c’est à un appareil ultra-miniaturisé (le « compact transistor Philips », p. 138) qu’il devait toute l’information sur « l’actualité de la conquête spatiale » (ibid.) Pour l’enfant de ce temps, « la distance paraissait hallucinante » (p. 138) – la lune n’était-elle pas pour tous « le frêle croissant céleste tremblant au-dessus de l’horizon » ? Quoi qu’il en soit, il est remarquable que le medium qui restitue l’infini comme phénomène sensoriel est le son : « une sensation d’infini amplifiait ses ondes et creusait en moi un vertige que je n’osais pas révéler » (p. 139).[2]

Ainsi, plus on avance dans le récit, plus on atteint une notion de l’infiniment grand, qui se perçoit par le retour à l’expérience première, vécue dans l’enfance. Le temps présent au contraire ne fait qu’amoindrir l’immense. A quoi chacun dans son expérience ordinaire doit-il l’idée de l’infini ? – Ce n’est pas à tout ce qui peut documenter la plus gigantesque mission d’exploration spatiale, ce n’est pas au(x) nombre(s), c’est à un minuscule poste à transistors, ou à une veillée inhabituelle ‘autour’ d’un événement, ou encore à un récit sensible : remarquons comment, dans celui-ci, l’illimité c’est l’été, le son, l’incrédulité du grand’père devant les lointains. C’est pourquoi malgré son insignifiance et ses allures de modèle réduit, ce petit musée révèle « d’étranges abysses à l’intérieur de soi » (p. 141).

En retrouvant les sensations de sa jeunesse, le narrateur a retrouvé sa notion de l’infini que les diverses pièces exposées ont été incapables de lui restituer – et, ô ironie !, c’est la zone inhabitée comprise entre le musée et le restaurant qui en fin de compte lui paraît une « immense esplanade » ! La nouvelle est ainsi régie par deux tensions inverses qui en font un phénomène insolite et propice à la réflexion : d’une part une volonté adulte qui butte sur un monde de miniatures, alors que la réactivation involontaire des souvenirs de jeunesse donne la clé du contact direct avec l’immanence de l’infini ; d’autre part, la science apparaît comme un sésame laborieux certes, mais tout-puissant, traversé de soupçons qui viennent ternir son triomphe : d’une part, une collusion avec la volonté de domination sur la planète, d’autre part, une incitation, dont elle se passerait volontiers, à l’incrédulité à mesure que ses accomplissements croissent en nombre. 



[1] On rappellera utilement que le plus gros insecte du monde, découvert sur une petite île de Nouvelle-Zélande, est un weta géant, qui fait la taille d’une main humaine.

[2] Le narrateur avait rappelé plus tôt que « les crépitements du transistor Philips semblaient refléter la distance qui séparait le satellite lunaire de la terre » (p. 138)

Apprentis sociologues

Le 2012-01-24

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Puis ce fut l’entrée à l’université de Nantes, section sociologie. N’ayant pu m’inscrire en musicologie, ce qui aurait été mon véritable choix, j’avais opté pour le second de mes vœux, l’ethnologie. C’étaient des années d’inquiétude, de braise pour les uns, de givre pour les autres, des années qui se vivaient le souffle court,  sous l’énorme pesanteur des non-dits et de l’auto-censure, dans le procès permanent en réformisme et en trahison de la classe ouvrière, bref un endoctrinement dont nous ne sommes en fait jamais sortis. La « section socio » était vivante, se plaçant en première ligne de la contestation, et, hormis Marx critiquant Marx , on ne voit guère qui aurait eu voix au chapitre. Ladite section venait de perdre ses deux fers de lance, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Etant donné les « engagements » du premier, on aurait pu penser qu’il ne cèderait pas aux sirènes de la renommée, qu’il ferait carrière -- le mot lui importait -- dans une faculté pauvre. Mais comment résister  à la gloire qui vient ? A quel mât s’attacher pour rester fidèle à soi-même si loin des projecteurs ?

D'inaltérables convictions (2)

Le 2012-01-09

Quant à la quatrième, je la formulerais ainsi, n’ayant pas en ces circonstances le souci d’être original, tout juste d’être exhaustif : s’il est des hommes que les apparences distinguent, il n’est pas un seul homme qui soit inférieur à d’autres à raison de sa naissance, ou de sa culture d’origine. L’espèce humaine ne connaît pas la hiérarchie.  

Apparaît en cinquième, bien qu’étant peut-être la plus forte, la conviction qu’il n’y a pas un homme pour qui tout effort d’éducation est vain, tout apprentissage perdu d’avance. Je l’ai vu un jour condensée sous la forme d’un concept dans un ouvrage de M. Antoine de La Garanderie : il la nommait son « postulat d’éducabilité absolue ». J’en ai fait un credo dans l’ordinaire de ma profession.

A l’inverse, je ne peux que constater une volonté, qui dépasse les frontières de toutes les nations, de nuire au savoir, que dis-je ?, de détruire toutes les magnifiques avancées des cultures et des civilisations pour y substituer l’ignorance, l’exaltation du vulgaire et parfois de l’ignobles, bref tout faire pour que le monde se peuple rapidement d’ignorants et d’obscurantistes, incapables d’effort intellectuel et de réflexion. Je regrette le renoncement général et même la contribution que des personnes éduquées et cultivées ont pu, par calcul ou par aveuglement, apporter à ce vaste complot. Ces gens-là sont bien les serviteurs de futures dictatures.

La convergence des aspirations d’une société vers le changement est inévitable, nécessaire et souhaitable ; voilà ce que serait la sixième de mes convictions. Une société ne peut désirer son simple maintien. Elle ne peut que se projeter, encourager les évolutions qui permettront d’accueillir plus largement ceux qui la renouvelleront - sa jeune génération. Pourtant, la captation du désir de changement par des politiciens, quels qu’ils soient, est une manigance, une dérive de la démocratie, comme l’est la triste habitude, pour certains pays avancés, de se passer de leur jeunesse pour privilégier d’autres formes de renouvellement. Pensons, par exemple, à l’automatisation, aux emprunts bruts, ou à l’adulation imbécile de toute solution improvisée sur une terre étrangère.  Tout ceci est de l’ordre de la rénovation, pas du renouvellement.

Lorsqu’en 1792 la Convention Nationale s’est posé la question de la mort du Roi, les partisans du régicide se sont rangés à gauche et les autres à droite. C’est la première trace historique de l’opposition gauche / droite en France. Il est certes impossible à quiconque de se placer dans d’autres circonstances, il reste que je ne peux m’imaginer décider la mort d’un autre. J’ai toujours, on le comprendra, été convaincu de l’existence d’autres postures révolutionnaires que celle de « se situer à gauche ». J’ai malheureusement toute ma vie été victime d’un malentendu sur ce point.

Je suis bien sûr navré de tant de banalité ; mais c’est une forme de politesse, avant de s’éloigner, que de tendre le bras pour désigner, comme d’autres montreraient au loin les collines qui nous environnent, les quelques choses auxquelles on a cru. Etes-vous convaincu ?

D'inaltérables convictions

Le 2012-01-09

 Un sympathique gascon, me sachant apprenti-philosophe m’a interrogé un jour sur ce qu’il appelait mes croyances. « Voilà bien un mot qui n’est pas fait pour moi, lui ai-je dit. Je ne suis pas un homme de croyance, et je le regrette vivement. » L’automne installait déjà dans les couleurs de cette exquise après-midi une lumière déjà pâle et de rares passages d’oiseaux ne laissaient aucun doute sur ce qu’il adviendrait bientôt de ces belles haies, ces fruitiers d’ordinaire chaleureux, ces vallons jusque-là inclinés au soleil. Le froid pyrénéen envahirait bientôt la région et pendant quatre longs mois laisserait la vie déserter la surface de la terre.

 « Vois-tu, me suis-je empressé d’ajouter, le scepticisme m’a envahi, et je pourrais compter sur les doigts d’une seule main, les quelques points sur lesquels j’ai acquis une conviction inaltérable.

 -- Ah ! Bon, quels sont-ils ?

 -- ça,  je te l’écrirai. » Et j’ai laissé les mois et les années passer, oubliant que s’il y a bien quelque chose que je me dois de léguer, c’est bien cela. J’y ai souvent puisé des ressources de calme -- en d’autres temps on aurait parlé d’ataraxie.

 Réflexion faite, je donnerais en premier cette conviction que la mort n’existe pas ; ce qui n’était en moi qu’un sentiment confus s’est peu à peu clarifié, la fréquentation régulière d’autres cultures distantes dans le temps ou dans l’espace n’est pas étrangère à cet éclaircissement : je pense à quelques aïeuls celtes, ou à d’autres, marranes, à mes amis bouddhistes ou à ceux des territoires navajos. Les gens ne disparaissent pas, ils restent à vos côtés. Certes, la mort est une loi de toute la matière, et comment l’homme pourrait-il prétendre y échapper ? En revanche, tant de traditions diverses et l’expérience elle-même l’indiquent, il y a ceci d’unique en l’humain que, de la vie qui s’est éteinte, une part qui m’apparaît de jour en jour comme la plus importante, demeure à jamais gravée en nos mémoires…

 Tel est le véritable mausolée de la personne défunte, et, à l’inverse de Mausole, chacun le reçoit dans une égalité parfaite, car le plus pauvre des parias de Calcutta n’aura pas une moindre demeure que tel ou tel nabab régnant actuellement sur Wall Street. Nous habitons un monde où se côtoient les vivants et les disparus, sans le moindre recours à l’irrationnel ou au religieux pour l’affirmer. Sur ce que nous réserve l’au-delà, je n’ai que des doutes, qui d’ailleurs ne me taraudent guère !

 La seconde de mes convictions touche à la nature de la rationalité. Bien que le présent récit ait commencé à quelques kilomètres du lieu de naissance de Michel Serres, je ne puis m’empêcher de penser que les contours et les limites de la rationalité sont fluctuants. Celle-ci est en extension permanente, par conséquent, des expériences rejetées dans l’irrationnel justifieront très bientôt d’une explication rationnelle.

 Avec les avis et les opinions, j’aborde la troisième de mes convictions. Là encore, elle ne procède pas d’un raisonnement ; essayons de la rendre la plus précise possible. Si sur un sujet donné, il se trouve une majorité « écrasante » d’avis allant dans le même sens, je pense profondément qu’il faut faire preuve de circonspection. L’opinion est nécessairement plurielle. Je dirais ailleurs quelque chose de l’unanimité et du consensus – qui de mon point de vue n’ont rien à voir avec l’opinion dominante.

Province, 1969

Le 2011-12-27

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L’université ... Je revois les bureaux austères des professeurs, les salles de cours dans leur dépouillement d’après-guerre, les enfilades de couloirs d’un blanc déjà passé. C’était l’habitude à cette époque de mentionner Barthes ou Robbe-Grillet dans la conversation plutôt que Kessel ou Cendrars. Et toujours aussi provocateur, je ne me privais pas de louanger Mistral et Pagnol, n’ayant jamais compris pourquoi la littérature régionaliste, si prisée quand il s’agit des Américains, prête à rire sur les bords du « Loire gaulois », du fier Garonne, ou du Rhône impétueux. « J’ai lu Mireille, et c’est une œuvre qui a toutes ces qualités que vous regrettez de ne pas trouver chez les auteurs français

-- Mireille ? de Frédéric Mistral ?  dit le professeur, songeur ;

-- Ou Mirèio, je l’ai lu en bilingue, et j’ai même appris certains vers par coeur ! Superbe ! »

Eh oui, ce jour-là, j’ai sans doute plus aidé la Provence qu’elle ne m’a servi. J’ai probablement reculé d’un bon cran dans l’estime des universitaires, maîtres et disciples confondus. Et pourtant …

            « Cante uno chato de Prouvènço.

            Dins lis amour de sa jouvènço,

Á travès de la Crau, vers la mar, dins li blad,

            Umble escóulan dou  grand Oumèro,

            Iéu la vole segui. »

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Dans Musicales

La musique et l'âme

Le 2011-12-17

17 déc. 2011

J'ai appris aujourd'hui (grâce aux media, direz-vous !) que la prison de Fresnes a, tout récemment et pour la première fois, invité une pianiste à interpréter devant les détenus des oeuvres classiques, de Bach entre autres. On peut sûrement se féliciter d'une telle initiative, mais je reconnais avoir été encore plus touché par les interviews qui ont suivi le reportage.

L'un des auditeurs improbables, pourrait-on dire, de la soliste -- Mlle Arodaki (?) -- a insisté sur l'émotion qu'il avait ressentie, et qu'il semblait avoir bien du mal à gérer; ce gaillard dont la stature lui aurait permis de figurer dans une équipe de basket américaine, disait que ce récital, le premier de sa vie,  l'avait renvoyé loin de là, vers sa petite enfance. C'était la vie qui se jugeait et qui s'invitait à reprendre plus haut le chemin. "Voilà une belle âme, ai-je dit à mes enfants, et vous voyez que dans ces cas-là, la musique vaut mieux que tous les procès et tous les verdicts."

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Mes amis les media (suite et fin) ...

Le 2011-12-17

Et ici, l’acte de démence est mis en relation avec une motivation idéologique nuisible : extr-1-page-met-14-12.jpg

Mes amis les media (suite) ...

Le 2011-12-17

 Réaction spontanée de jeunes lecteurs :

- à propos d’Amrani le Liégeois : « on voit bien que c’est un acte de folie » ;

- à propos de Casseri l’Italien : « on dit que c’est une fusillade raciste ».

C'est là que l'on touche à la définition même des media ; le medium s’interpose entre ce qu’aucun de nous n’a vécu, et le désir d’explication. Celui qui porte atteinte à la race humaine, celui-là est le premier raciste. Quant à cet adjectif qui, employé comme anathème, exonère un tueur pour en accabler un second, il devrait, pour ne rien perdre de son sens, rester la propriété des cours de justice.

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