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philosophie, littérature, monde anglophone
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DÉFENSE DU CONSOMMATEUR
DÉFENSE DU CONSOMMATEUR.
Lou-Andreas SALOMÉ (1861-1937) est une figure marquante du monde intellectuel dans la MittelEuropa au tournant du XXème siècle. Outre sa contribution à la réflexion sur la lecture philosophique et à la psychanalyse naissante, elle est également intéressante par son rapport très particulier aux langues. De par ses lointaines origines françaises et son appartenance à la haute société de la Russie des Tsars, elle parle et écrit un français remarquable, comme le russe qu’elle pratique depuis sa naissance, puisque sa famille est allemande mais installée à Saint-Pétersbourg. C’est en allemand qu’elle écrira ses œuvres.
Les Presses Universitaires de France ont publié dans « Quadrige », en 1977 Ma Vie, traduction de Lebensrückblick, textes de Lou-Andreas SALOMÉ assemblés et édités par Ernst Pfeiffer (1968).
On aurait pu penser que pour un auteur de ce niveau de qualité, la traduction, ou du moins sa révision, aurait été des plus soignées. Or même au 4ème tirage de la 9ème édition, les mêmes erreurs sont ré-imprimées, sans vergogne, à croire qu’il n’y a eu aucune relecture.
Dès la page 12, on lit : « … bien que cette avarice qu’on m’imposait me désolait. », au lieu de « … me désolât. » Le subjonctif est systématiquement ignoré :
-p 48 : « … bien que je n’eus aucunement conscience de le préférer … » (au lieu de n’eusse)
-p 99 : « … Bien que je sus parfaitement que Hermann … » (ne susse)
Le reste est à l’avenant, ce qui concerne
(1) la morphologie :
-p 54 : « … je me sentie saisie d’une émotion désuète … » (sentis)
(2) les participes mal accordés :
-p 67 : « Tout le monde nous a oublié, sauf Dieu. » (oubliés)
-p 85 : « … si quelqu’un nous avait écouté … » (écoutés, car ici, le nous désigne plusieurs personnes).
-p 155 : « … si nous nous sommes créés des ennemis et avons perdu des adeptes … » (créé)
(3) le non-respect des genres :
-p 26 : « cette homme-Dieu apparut en plus comme l’ennemi … »
-p 175 : « … je ne suis toujours pas partisan de transformer trop fréquemment une pièce … » (partisane)
(4) les confusions entre singulier et pluriel :
-ibid.: « …ce qu’il étudiait …, c’était la langue et la civilisation russes … » (c’étaient)
-p 277 : « … il va se dissimuler dans les processus physiques même … » (mêmes)
(5) les fautes de construction :
-p 79 : « … j’ai besoin que vous ayez confiance que cela reste dans le domaine de ce qui nous est commun. »
(6) l’orthographe pure et simple :
-p 117 : « … il perdit ce côté enfant gâté qui le faisait souffrir autrefois des moindes restrictions …» (moindres)
-p 119 : « … d’un air un peu fûté » (archaïsme pour futé)
-p 136 : « … ces troubles s’immiscaient jusque dans des régions purement psychiques … » (pour s'immisçaient)
(7) les incorrections
-p 161 : « … son absence serait par contre une erreur des plus funestes… »
-p 309 : » Comme Lou A.-S. préférait récrire une idée plutôt que d’en corriger la première version … » (une idée n’est pas une phrase, la première fois on l’écrit, la seconde, on la reformule, mais récrire ou réécrire n’a pas de sens).
L’absence de relecture vaut aussi pour l’anglais, puisqu’on lit :
-p 313 : »My sister, my spose, a biography of Lou-Andreas SALOMÉ » (pour : my spouse)
On remarquera l’humour involontaire du traducteur qui, en note (p. 305), précise : « la formule de LAS s’écarte plus de la norme que la traduction française ne le fait. » (Sic !) Décidément, on a connu les PUF plus exigeantes vis-à-vis de leurs produits!
La relation en traduction
J’ai toujours eu, et comme traducteur et comme philosophe en réflexion sur ma pratique de traducteur, une fascination pour ce que je tiens pour le paradoxe premier de la traduction, le fait que puissent être vraies, en même temps, les deux affirmations apparemment inconciliables :
(a) tout se traduit,
(b) tout n’est pas traduisible.
Il m’a donc fallu chercher
- à quelles conditions une équivalence de deux énoncés dans deux langues distinctes peut être considérée comme une non-traduction ;
- et quelles sont alors les conditions de possibilité d’une traductibilité généralisée.
Il est clair qu’il y a beaucoup plus à apprendre des problèmes, peut-être même des échecs, de traduction.
Et que peut-on apprendre des détails qui accompagnent parfois le classement d’une supposée équivalence en non-traduction ? Sont-ils instructifs ?
(On me dit que {Engl. b} équivaut à {Fr. a} ; je dis quant à moi que b ne traduit pas a. Le cheminement par lequel je parviens à cette certitude est-il utile à d’autres cas, peut-il se reporter à d’autres situations ?)
J’observe également que l’on interroge assez peu la nécessité de traduire (c), et son symétrique, le besoin de non-traduction (d).
(c) lorsque Duns Scot, comme toute la philosophie médiévale d’expression latine, étudie l’haecceitas, il n’a pas pour projet de contester ce qu’en dit toute la tradition dite scolastique ; à quoi donc peut bien correspondre le besoin qu’il éprouve de créer le néologisme thisness, terme qui deviendra le point de départ d’un concept en constante évolution jusqu’à l’époque actuelle avec Heidegger et Deleuze ?
(d) Le besoin de non-traduction habite lune bonne part du monde contemporain, il y aurait tout un zonage à faire en partant de ce ‘tic de mondialisation’ ; en France lorsque la population s’est mise à parler du COVID, les élites ont imposé la COVID, en prétendant imiter l’anglais — langue dans laquelle les noms communs n’ont justement ni masculin ni féminin ! J’ai de même analysé quelques récits de voyages dont les auteurs laissent systématiquement certains énoncés dans leur langue d’origine, au risque de ne pas être compris.
(e) Je suis membre d’une association de professionnel(le)s de la traduction ; à ce titre, je reçois régulièrement une revue fort intéressante qui ouvre une colonne aux adhérents qui souhaitent parler de leur expérience. Cette page est lassante au plus haut point ; il n’y a jamais le moindre appel au dialogue ou à un point de vue divergent, et le schéma de la confession est toujours le même : « j’ai eu la chance de …, au début je ne trouvais rien…, tout à coup la lumière est advenue …, mon auteur m’a couvert(e) d’éloges, maintenant je comprends tout… »
Quelle erreur ! Traduire c’est s’oublier ; sans l’oubli de soi, il n’est pas de geste traducteur.
A, cet égard, la notion de traduction comme relation est du plus haut intérêt.
(f) pour l’esprit latin, relatio présuppose une antériorité ; la relation , c’est ce qui la distingue de la référence, c’est avoir porté, c’est l’acte d’avoir porté, rapporté, mis en rapport etc.
Peut-on partir de couples de contraires permettant d’analyser nos pratiques ? Par exemple relation / individuation, lien / totalité, solidarité / indépendance, affect / indifférence, co-opération / autarcie, transfert / contre-transfert, analyse / névrose, altérité/ narcissisme etc.
Pour cette approche de la traduction-relation, le projet « archipélagique » que vous proposez me séduit. Je ne suis pas universitaire, malgré les titres qui m’auraient permis de l’être, et les nombreuses vacations que j’y ai faites.
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Traduire c’est s’oublier ; sans l’oubli de soi, il n’est pas de geste traducteur.
A, cet égard, la notion de traduction comme relation est du plus haut intérêt.
(f) pour l’esprit latin, relatio présuppose une antériorité ; la relation , c’est ce qui la distingue de la référence, c’est avoir porté, c’est l’acte d’avoir porté, rapporté, mis en rapport etc.
FELIBRE;
Pourquoi, en 1854, quelques valeureux défenseurs de la langue occitane se réunissent-ils, autour de Roumanille, en un cercle dit du Félibrige ? -- Le nom de félibre était pour certains un synonyme de « sage », en quelque sorte un « docteur »; le mot sort tout droit d’un cantique populaire « Li sèt felibre de la Lèi » (les sept félibres de la Loi), dont Paul Souchon, le fils spirituel de Frédéric Mistral, rappelle qu’il est en fait une déformation de « Lou Sefèr, libre de la Lèi » (Le Sépher, livre de la Loi). Appropriation populaire, au risque de la distorsion, d’un savoir ancestral, tout le programme de ré-évaluation de la langue d’oc est déjà là.
Media (3) : vue de dos (fin).
III.
Quelques jours plus tard, je redécouvre la même image dans un tout autre environnement. Elle apparaît sur l’écran de mon ordinateur, où non seulement elle n’est plus isolée mais n’est qu’un rectangle parmi d’autres. Le seul et étrange point commun est un « mot-clé » qui n’a plus rien à voir avec la personne représentée : « cheval de Turin ».
Après enquête, je comprends que j’avais sous les yeux une photo extraite d’un film dont le sujet est l’épisode qui fait perdre la raison à Friedrich Nietzsche un triste jour de 1889 où il vit, dans une rue de Turin, un individu trop peu humain s‘acharner sur son propre cheval, épuisé ou rétif. L’histoire est relatée du point de vue de la fille de ce cocher ; le rôle est tenu par celle qui apparaît sur la photo.
Peu après, je vis changer l’image : tout ce que j’avais pu y lire, tout ce que j’avais cru proche et qui m’avait si spontanément imprégné commença de refluer, et quand cela fut à distance, je voyais une jeune piémontaise rêver de l’Italie naissante, songer aux travaux et aux jours, prendre son père en pitié, tout pardonner au vieux cheval, se demander surtout de quel droit ce bizarre rêveur devenu apatride s’était interposé, et si elle verrait jamais paraître en pleine lumière quelle étoffe de songe et d’esprit relie les myriades de points qui écrivent nos vies.
Media (3) : Vue de dos
I.
Je la vois de dos, elle ne m’a bien sûr ni vu ni entendu approcher. Assise devant l’unique fenêtre, elle semble absorbée dans l’observation du dehors. On la dirait plongée dans une longue réflexion, mais peut-être essaie-t-elle tout simplement de tuer l’attente par une observation de tous les détails du paysage.
Elle a des cheveux blonds et soyeux, porte une jupe longue et un châle noir tricoté à grosses mailles.
Pour autant que je sache, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Il ne peut s’agir d’une photo que nous aurions faite entre amis. Ce qui me frappe, c’est que la parfaite intégration de cette jeune femme à son environnement n’est qu’une apparence qui masque le véritable enseignement de cette scène : la façon dont le personnage se coule dans le temps de l’image.
Rien en effet de ce que je vois n’est susceptible de varier si l’on date le cliché de 1890, de 1960 ou de 2010. Certes un spécialiste décelerait des repères caractéristiques d’une époque ou d’une autre d’après la technique de prise de vue, la sensibilité de la pellicule ou la profondeur de champ.
Ce qui me retient davantage, c’est une question qui pourrait se formuler ainsi : « Quel hier est le vôtre ? » A quel hier appartenez-vous ? Quelle relation avez-vous établie entre, non votre passé, mais le passé des autres, et votre présent. En d’autres termes, qu’est-ce qui vous est contemporain ?
II.
L’arrière grand’mère de ma propre grand’mère aurait eu la même attitude, dans un décor semblable, et je pourrais dire la même chose de ma plus jeune nièce à vingt ans révolus. L’homme n’a, dit-on, pas de prise sur le temps – il arrive aussi que le temps n’ait plus de prise sur le domaine humain – sur l’ oikos.
Alors, le petit paysan du Nil qui ne connut Ramsès que lorsque celui-ci fut allongé dans la barque des morts, la petite « chinoise » qui deux mille ans avant notre ère, recueillait dans sa main le reflet de la lune dans l’eau de la rizière, le vieux planteur olmèque qui redoutait la pluie et ses ravinements plus que le jaguar, le lynx, et le puma, avec ceux-là aussi nous sommes frères ; ils auraient été eux aussi de tous les temps.
Media (1) : Venise.
Ce que je voudrais faire percevoir, c’est, à propos du fonctionnement médiatique, ce qui se passe de la seconde où vous transmettez le sens de quelque chose, un sens non-donné, le sens-pour-vous d’un événement humain. C’est là que tout se joue.
Disons un mot de Venise ! Vous en arrivez justement. Ce que vous avez vu est somptueux, sans pareil. En d’autres termes, que vous y soyez ou non, c’est d’une beauté supérieure à ce que l’on peut en dire. Mais ce soir, vous êtes une quinzaine à table, et quand on vous demande, distraitement : « Alors, Venise, c’était comment ? », vous sentez confusément que votre réponse, jusque-là informulée, sera en marge de la question. Ce dont vous voudriez vous entretenir, c’est de ce qu’est la ville pour vous, celle qui n’existe plus depuis que vous en êtes parti. Et là, personne ne va vous suivre.
Devant une gondole que je n’ai pas prise, un vaporetto s’avançait dans la brume et les piliers noirs du traghetto enfonçaient dans ma mémoire fébrile la certitude que notre bonheur nous condamne. Sur cette lagune, la mort va à la mort et les instants d’éternité que nous croyons suspendre ne font que rendre plus cruelle et plus proche encore l’inévitable échappée belle, celle sans retour vers l’ultime collapsus.
Mais tout ceci, ce n’est que vous. Aucun de vos convives, ou presque, n’est prêt à adopter votre vision. Alors, insensiblement, vous allez laisser votre discours glisser vers des rails plus convenus, et sur ce terrain commun une communication va s’établir. Sera-t-elle plus riche ? Qui peut le dire ? – En bref, vous avez ici la quintessence du fonctionnement médiatique.
Et vous-même, demandez-vous si ce que vous dites de Venise est exactement ce que fut votre expérience, est intégralement ce qui à vos yeux rend Venise si exceptionnelle ? Vous avez en fait négocié avec vous-même, c’était inévitable. Le processus médiatique n’est rien d’autre qu’une négociation imposée. Pour cette raison, en dehors de l’action, il n’y a pas de vérité. Ce qui passe par le médiat du langage impose une négociation.
MEDIA (2)
« [Maurice] aimait Omar Sharif et l’avait même rencontré une fois, raconta-t-il à la mère dans l’autobus, après qu’ils se furent assis ensemble sur le siège devant l’enfant. Son bras […] était passé autour de l’épaule de la mère mais sans y toucher, posé sur le dos du siège. La mère acquiesça, elle le buvait […] : son dos tout entier était une surface frémissant de sensations, de bouches béantes, une tension dirigée dans un don extrême, une tendresse extrême. Elle était entraînée, emportée, la mère : l’enfant […] voyait, terrifiée […] comment elle était entraînée. […] Maurice ressemblait à Omar Sharif comme deux gouttes d’eau.
Et Omar regarda Omar. Non, Omar regarda la mère regarder Omar dans l’obscurité de la salle de cinéma, qui regardait l’image du coin de l’œil tout en la regardant, elle, uniquement elle, qui le regardait, mais pas vraiment, qui le voyait à travers l’Omar de l’écran, assis à côté d’elle, en train de la boire par gorgées, pendant qu’elle regardait Omar. » (Ronit Matalon : Le Bruit de nos pas, Trad. de l’hébr. (Kol Tsa’adenou) par Rosie Pinhas-Delpuech. Paris, Stock 2012-VIII, pp 260-261)
Dans cet extrait tout-à-fait remarquable d'une oeuvre exceptionnelle, le lecteur se trouve devant un cas typique, et en même temps presque universel, de médiatisation. Certes il ne s'agit pas d'événement passé au crible d'un faiseur d'opinion, mais on voit comment un premier bloc optique se superpose à un second qui tente de lui résister, mais en vain, il est tellement plus beau de substituer le visage fantasmé à velui, bien réel, qui l'évoque !
Humeur
Qu'on le veuille ou non, à quelque coterie que l'on appartienne, on doit se rendre à l'évidence : si M. Charles Taylor, le plus grand philosophe contemporain selon France-Culture, était francophone, il n'aurait pas intitulé son dernier livre L'Age séculier. Anglophone il écrit The Secular Age ; ce que l'on rendrait parfaitement ainsi : Epoque laïque, ou l'Ere de la laïcité. Peut-être même y gagnerait-il un lectorat élargi -- moins restreint à un cercle de philosophes.
A moins que ce ne soit précisément ce que l'on veut éviter ...
Lire l'espace
J'aimerais dire quelques mots d’une nouvelle de Claude Cavallero intitulée « Wapakoneta » (Naissance de Mirella, Paris, Editions Complicités, 2011, pp. 131-142). Ce toponyme aux étranges sonorités est, dans l’Ohio, le lieu de naissance de Neil Armstrong, et la visite du petit musée qui lui est consacré sert de point d’ancrage à la nouvelle. A la fin de la lecture on reste sur un curieux sentiment, presque un malaise : on s’étonne qu’en fait d’évocation du premier homme à avoir marché sur la lune, on n’a pas quitté les vitrines, les coffrets, les pièces minuscules ! Certes, dans l’immensité des cieux les plus inaccessibles, le monde sublunaire semble, dit-on, bien attachant, attendrissant paraît-il, mais d’une ridicule petitesse ! On aurait pourtant pensé que quelque chose de l’immense serait perceptible dans ce musée familial.
Cavallero est un spécialise reconnu de J.M.G. Le Clézio, et son écriture en retient une attention aux leçons du voyage et, plus généralement, la remise en question des principes de la vision occidentale (mercantilisme, volonté de domination, dénonciation des déplacements de population, manifeste ici dans le titre qui est, de tout l’espace de la nouvelle, la seule trace amérindienne). « Wapakoneta », qui pourrait se lire comme simple compte-rendu d’une visite touristique, est typique de ce questionnement doucereux, insinuant, qui ne vient pas vous déranger mais vous amène à méditer sur votre place dans le monde, et la place du monde dans l’univers.
Dans la présentation du lieu, l’auteur appelle le lecteur à faire preuve d’une certaine lucidité : « il s’agit d’un musée commémoratif, non d’un espace d’attraction ludique. L’histoire de la conquête spatiale [est liée à] la guerre froide [… :] la maîtrise de l’espace métonyme de la maîtrise géostratégique et politique de la planète, voilà qui jette un voile sur un amour pur de la science. » (p. 135) Le récit est traversé par l’ombre d’un « petit reporter hyperactif » dessiné par Hergé, et lui aussi partagé entre « une confiance sans faille envers les progrès de la technique » (p.136) et la nécessité, inhérente à son statut de héros, de vaincre sans cesse. Mais les victoires peuvent, en s’ajoutant les unes aux autres, enrayer la mécanique de la croyance et se transformer en défaites – en un sens non-objectif, bien sûr. C’est un point auquel la nouvelle fait discrètement allusion à propos du grand’père qui ne veut pas croire à la réalité de l’événement : en 1914, « la gigantesque antenne-harpe » (p. 139) de Galetti n’avait pas suffi à faire passer les ondes-radio d’Europe en Amérique du Nord, donc de la terre à « la lune, c’était beaucoup trop loin… » (ibid.) Science et technique doivent donc se heurter à deux écueils : l’impureté de tout commerce avec les nouveaux hégémons, et l’incrédulité générée par les succès.
Le jeu sur les deux infinis se lit dès la première phrase de la nouvelle ; « l’agglomération » est décrite comme « un point insignifiant […], comme un oubli du monde » (p. 133), ou plus tard : « ce bout du monde insoupçonné » (p. 141). L’énorme fusée Saturn V, haute de 363 pieds (110,6 m), est ici une simple « maquette [qui] nous ramène subrepticement aux aventures de Tintin » (p. 136) tandis que la capsule Gemini VIII prend place parmi les créatures des ordres inférieurs : « un géant insecte métallique » (p. 136).[1] Le matériel de l’expédition se rétrécit jusqu’à tenir dans « l’écrin mauve » de quelques « vitrines à tiroir » (p. 137) Armstrong lui-même se présente comme une effigie « sur un timbre-poste » (ibid.)
En revanche, l’image du célèbre 21 juillet 1969 « se fond aux vapeurs d’un été sans limites » (p. 136). Elle est même « une journée en prise avec l’éternité de la plus grande odyssée humaine » (p. 141). Ce jour-là, le narrateur se souvient qu’il avait couru « dans les herbes hautes de la colline en quête de quelque trésor […] enfoui dans un décor irréel » (p. 138) et c’est à un appareil ultra-miniaturisé (le « compact transistor Philips », p. 138) qu’il devait toute l’information sur « l’actualité de la conquête spatiale » (ibid.) Pour l’enfant de ce temps, « la distance paraissait hallucinante » (p. 138) – la lune n’était-elle pas pour tous « le frêle croissant céleste tremblant au-dessus de l’horizon » ? Quoi qu’il en soit, il est remarquable que le medium qui restitue l’infini comme phénomène sensoriel est le son : « une sensation d’infini amplifiait ses ondes et creusait en moi un vertige que je n’osais pas révéler » (p. 139).[2]
Ainsi, plus on avance dans le récit, plus on atteint une notion de l’infiniment grand, qui se perçoit par le retour à l’expérience première, vécue dans l’enfance. Le temps présent au contraire ne fait qu’amoindrir l’immense. A quoi chacun dans son expérience ordinaire doit-il l’idée de l’infini ? – Ce n’est pas à tout ce qui peut documenter la plus gigantesque mission d’exploration spatiale, ce n’est pas au(x) nombre(s), c’est à un minuscule poste à transistors, ou à une veillée inhabituelle ‘autour’ d’un événement, ou encore à un récit sensible : remarquons comment, dans celui-ci, l’illimité c’est l’été, le son, l’incrédulité du grand’père devant les lointains. C’est pourquoi malgré son insignifiance et ses allures de modèle réduit, ce petit musée révèle « d’étranges abysses à l’intérieur de soi » (p. 141).
En retrouvant les sensations de sa jeunesse, le narrateur a retrouvé sa notion de l’infini que les diverses pièces exposées ont été incapables de lui restituer – et, ô ironie !, c’est la zone inhabitée comprise entre le musée et le restaurant qui en fin de compte lui paraît une « immense esplanade » ! La nouvelle est ainsi régie par deux tensions inverses qui en font un phénomène insolite et propice à la réflexion : d’une part une volonté adulte qui butte sur un monde de miniatures, alors que la réactivation involontaire des souvenirs de jeunesse donne la clé du contact direct avec l’immanence de l’infini ; d’autre part, la science apparaît comme un sésame laborieux certes, mais tout-puissant, traversé de soupçons qui viennent ternir son triomphe : d’une part, une collusion avec la volonté de domination sur la planète, d’autre part, une incitation, dont elle se passerait volontiers, à l’incrédulité à mesure que ses accomplissements croissent en nombre.
[1] On rappellera utilement que le plus gros insecte du monde, découvert sur une petite île de Nouvelle-Zélande, est un weta géant, qui fait la taille d’une main humaine.
[2] Le narrateur avait rappelé plus tôt que « les crépitements du transistor Philips semblaient refléter la distance qui séparait le satellite lunaire de la terre » (p. 138)
Apprentis sociologues
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Puis ce fut l’entrée à l’université de Nantes, section sociologie. N’ayant pu m’inscrire en musicologie, ce qui aurait été mon véritable choix, j’avais opté pour le second de mes vœux, l’ethnologie. C’étaient des années d’inquiétude, de braise pour les uns, de givre pour les autres, des années qui se vivaient le souffle court, sous l’énorme pesanteur des non-dits et de l’auto-censure, dans le procès permanent en réformisme et en trahison de la classe ouvrière, bref un endoctrinement dont nous ne sommes en fait jamais sortis. La « section socio » était vivante, se plaçant en première ligne de la contestation, et, hormis Marx critiquant Marx , on ne voit guère qui aurait eu voix au chapitre. Ladite section venait de perdre ses deux fers de lance, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. Etant donné les « engagements » du premier, on aurait pu penser qu’il ne cèderait pas aux sirènes de la renommée, qu’il ferait carrière -- le mot lui importait -- dans une faculté pauvre. Mais comment résister à la gloire qui vient ? A quel mât s’attacher pour rester fidèle à soi-même si loin des projecteurs ?
D'inaltérables convictions (2)
Quant à la quatrième, je la formulerais ainsi, n’ayant pas en ces circonstances le souci d’être original, tout juste d’être exhaustif : s’il est des hommes que les apparences distinguent, il n’est pas un seul homme qui soit inférieur à d’autres à raison de sa naissance, ou de sa culture d’origine. L’espèce humaine ne connaît pas la hiérarchie.
Apparaît en cinquième, bien qu’étant peut-être la plus forte, la conviction qu’il n’y a pas un homme pour qui tout effort d’éducation est vain, tout apprentissage perdu d’avance. Je l’ai vu un jour condensée sous la forme d’un concept dans un ouvrage de M. Antoine de La Garanderie : il la nommait son « postulat d’éducabilité absolue ». J’en ai fait un credo dans l’ordinaire de ma profession.
A l’inverse, je ne peux que constater une volonté, qui dépasse les frontières de toutes les nations, de nuire au savoir, que dis-je ?, de détruire toutes les magnifiques avancées des cultures et des civilisations pour y substituer l’ignorance, l’exaltation du vulgaire et parfois de l’ignobles, bref tout faire pour que le monde se peuple rapidement d’ignorants et d’obscurantistes, incapables d’effort intellectuel et de réflexion. Je regrette le renoncement général et même la contribution que des personnes éduquées et cultivées ont pu, par calcul ou par aveuglement, apporter à ce vaste complot. Ces gens-là sont bien les serviteurs de futures dictatures.
La convergence des aspirations d’une société vers le changement est inévitable, nécessaire et souhaitable ; voilà ce que serait la sixième de mes convictions. Une société ne peut désirer son simple maintien. Elle ne peut que se projeter, encourager les évolutions qui permettront d’accueillir plus largement ceux qui la renouvelleront - sa jeune génération. Pourtant, la captation du désir de changement par des politiciens, quels qu’ils soient, est une manigance, une dérive de la démocratie, comme l’est la triste habitude, pour certains pays avancés, de se passer de leur jeunesse pour privilégier d’autres formes de renouvellement. Pensons, par exemple, à l’automatisation, aux emprunts bruts, ou à l’adulation imbécile de toute solution improvisée sur une terre étrangère. Tout ceci est de l’ordre de la rénovation, pas du renouvellement.
Lorsqu’en 1792 la Convention Nationale s’est posé la question de la mort du Roi, les partisans du régicide se sont rangés à gauche et les autres à droite. C’est la première trace historique de l’opposition gauche / droite en France. Il est certes impossible à quiconque de se placer dans d’autres circonstances, il reste que je ne peux m’imaginer décider la mort d’un autre. J’ai toujours, on le comprendra, été convaincu de l’existence d’autres postures révolutionnaires que celle de « se situer à gauche ». J’ai malheureusement toute ma vie été victime d’un malentendu sur ce point.
Je suis bien sûr navré de tant de banalité ; mais c’est une forme de politesse, avant de s’éloigner, que de tendre le bras pour désigner, comme d’autres montreraient au loin les collines qui nous environnent, les quelques choses auxquelles on a cru. Etes-vous convaincu ?
D'inaltérables convictions
Un sympathique gascon, me sachant apprenti-philosophe m’a interrogé un jour sur ce qu’il appelait mes croyances. « Voilà bien un mot qui n’est pas fait pour moi, lui ai-je dit. Je ne suis pas un homme de croyance, et je le regrette vivement. » L’automne installait déjà dans les couleurs de cette exquise après-midi une lumière déjà pâle et de rares passages d’oiseaux ne laissaient aucun doute sur ce qu’il adviendrait bientôt de ces belles haies, ces fruitiers d’ordinaire chaleureux, ces vallons jusque-là inclinés au soleil. Le froid pyrénéen envahirait bientôt la région et pendant quatre longs mois laisserait la vie déserter la surface de la terre.
« Vois-tu, me suis-je empressé d’ajouter, le scepticisme m’a envahi, et je pourrais compter sur les doigts d’une seule main, les quelques points sur lesquels j’ai acquis une conviction inaltérable.
-- Ah ! Bon, quels sont-ils ?
-- ça, je te l’écrirai. » Et j’ai laissé les mois et les années passer, oubliant que s’il y a bien quelque chose que je me dois de léguer, c’est bien cela. J’y ai souvent puisé des ressources de calme -- en d’autres temps on aurait parlé d’ataraxie.
Réflexion faite, je donnerais en premier cette conviction que la mort n’existe pas ; ce qui n’était en moi qu’un sentiment confus s’est peu à peu clarifié, la fréquentation régulière d’autres cultures distantes dans le temps ou dans l’espace n’est pas étrangère à cet éclaircissement : je pense à quelques aïeuls celtes, ou à d’autres, marranes, à mes amis bouddhistes ou à ceux des territoires navajos. Les gens ne disparaissent pas, ils restent à vos côtés. Certes, la mort est une loi de toute la matière, et comment l’homme pourrait-il prétendre y échapper ? En revanche, tant de traditions diverses et l’expérience elle-même l’indiquent, il y a ceci d’unique en l’humain que, de la vie qui s’est éteinte, une part qui m’apparaît de jour en jour comme la plus importante, demeure à jamais gravée en nos mémoires…
Tel est le véritable mausolée de la personne défunte, et, à l’inverse de Mausole, chacun le reçoit dans une égalité parfaite, car le plus pauvre des parias de Calcutta n’aura pas une moindre demeure que tel ou tel nabab régnant actuellement sur Wall Street. Nous habitons un monde où se côtoient les vivants et les disparus, sans le moindre recours à l’irrationnel ou au religieux pour l’affirmer. Sur ce que nous réserve l’au-delà, je n’ai que des doutes, qui d’ailleurs ne me taraudent guère !
La seconde de mes convictions touche à la nature de la rationalité. Bien que le présent récit ait commencé à quelques kilomètres du lieu de naissance de Michel Serres, je ne puis m’empêcher de penser que les contours et les limites de la rationalité sont fluctuants. Celle-ci est en extension permanente, par conséquent, des expériences rejetées dans l’irrationnel justifieront très bientôt d’une explication rationnelle.
Avec les avis et les opinions, j’aborde la troisième de mes convictions. Là encore, elle ne procède pas d’un raisonnement ; essayons de la rendre la plus précise possible. Si sur un sujet donné, il se trouve une majorité « écrasante » d’avis allant dans le même sens, je pense profondément qu’il faut faire preuve de circonspection. L’opinion est nécessairement plurielle. Je dirais ailleurs quelque chose de l’unanimité et du consensus – qui de mon point de vue n’ont rien à voir avec l’opinion dominante.
Province, 1969
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L’université ... Je revois les bureaux austères des professeurs, les salles de cours dans leur dépouillement d’après-guerre, les enfilades de couloirs d’un blanc déjà passé. C’était l’habitude à cette époque de mentionner Barthes ou Robbe-Grillet dans la conversation plutôt que Kessel ou Cendrars. Et toujours aussi provocateur, je ne me privais pas de louanger Mistral et Pagnol, n’ayant jamais compris pourquoi la littérature régionaliste, si prisée quand il s’agit des Américains, prête à rire sur les bords du « Loire gaulois », du fier Garonne, ou du Rhône impétueux. « J’ai lu Mireille, et c’est une œuvre qui a toutes ces qualités que vous regrettez de ne pas trouver chez les auteurs français
-- Mireille ? de Frédéric Mistral ? dit le professeur, songeur ;
-- Ou Mirèio, je l’ai lu en bilingue, et j’ai même appris certains vers par coeur ! Superbe ! »
Eh oui, ce jour-là, j’ai sans doute plus aidé la Provence qu’elle ne m’a servi. J’ai probablement reculé d’un bon cran dans l’estime des universitaires, maîtres et disciples confondus. Et pourtant …
« Cante uno chato de Prouvènço.
Dins lis amour de sa jouvènço,
Á travès de la Crau, vers la mar, dins li blad,
Umble escóulan dou grand Oumèro,
Iéu la vole segui. »
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La musique et l'âme
17 déc. 2011
J'ai appris aujourd'hui (grâce aux media, direz-vous !) que la prison de Fresnes a, tout récemment et pour la première fois, invité une pianiste à interpréter devant les détenus des oeuvres classiques, de Bach entre autres. On peut sûrement se féliciter d'une telle initiative, mais je reconnais avoir été encore plus touché par les interviews qui ont suivi le reportage.
L'un des auditeurs improbables, pourrait-on dire, de la soliste -- Mlle Arodaki (?) -- a insisté sur l'émotion qu'il avait ressentie, et qu'il semblait avoir bien du mal à gérer; ce gaillard dont la stature lui aurait permis de figurer dans une équipe de basket américaine, disait que ce récital, le premier de sa vie, l'avait renvoyé loin de là, vers sa petite enfance. C'était la vie qui se jugeait et qui s'invitait à reprendre plus haut le chemin. "Voilà une belle âme, ai-je dit à mes enfants, et vous voyez que dans ces cas-là, la musique vaut mieux que tous les procès et tous les verdicts."
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Mes amis les media (suite) ...
Réaction spontanée de jeunes lecteurs :
- à propos d’Amrani le Liégeois : « on voit bien que c’est un acte de folie » ;
- à propos de Casseri l’Italien : « on dit que c’est une fusillade raciste ».
C'est là que l'on touche à la définition même des media ; le medium s’interpose entre ce qu’aucun de nous n’a vécu, et le désir d’explication. Celui qui porte atteinte à la race humaine, celui-là est le premier raciste. Quant à cet adjectif qui, employé comme anathème, exonère un tueur pour en accabler un second, il devrait, pour ne rien perdre de son sens, rester la propriété des cours de justice.
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Mes amis les media ...
16 XII 2011
On a vu le même jour (14 décembre 2011), à la même page du même journal, un même « fait divers » terrifiant devenir, en langue de presse, l’expression soit d’une pulsion de mort inexpliquée – voir ci-dessus – soit d’une volonté délibérée d’attenter à la vie d’êtres dont le meurtrier est séparé par l’origine, la langue, la culture, voire la religion.
Coups de tête.
Une habitude que je trouve des plus insupportables dans l'actuel salmigondis de ces paroles publiques qui se tricotent et se détricotent allègrement jour après jour, c'est l'oubli des origines de certaines expressions, ce qui peut amener bien des confusions sur le sens des propos -- et des choses.
J'entends quotidiennement magnifier 'les têtes bien faites' au détriment des 'têtes bien pleines', souvent pour présenter une éducation réussie, constituant parfois un idéal ou une exception, et la distinguer d'une tendance néfaste à instruire l'enfant et l'adolescent au-delà du raisonnable.
Si, pour une fois, on en revient à la lettre du premier discours dédié à cette opposition, on s'aperçoit que ce n'est pas l'élève dont il est question. Dans l'Essai XXVI de son livre I, Montaigne médite sur sa propre expérience pour conseiller Diane de Foix qui va bientôt être mère. Et que dit-il? -- Qu'à un enfant de l'aristocratie pour lequel il serait "abject" de se tourner vers les lettres dans un but utilitaire, et dont les parents souhaitent qu'il soit "habile plutôt que savant", il convient de choisir un précepteur "qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine". Veillons enfin, ajoute-t-il, à ce qu'il ait "les moeurs et l'entendement plutôt que la science" -- la morale et l'intelligence plutôt que les connaissances.
Ce sont donc les maîtres qui, avant les élèves, doivent avoir 'la tête bien faite'.
(19 12 2008)
Bonjour
L'idée ici n'est-elle pas avant tout de faire connaissance ?